Organisation ouvrière et syndicats

Jusque tard au 20e siècle, la pêche a constitué la principale activité économique à Terre-Neuve et au Labrador. Le gros de la population active pratiquait la pêche côtière de la morue, une activité menée sur de petites embarcations par des entreprises familiales qui capturaient, tranchaient, salaient et séchaient le poisson pour échanger des produits finis à des marchands. Les pêcheurs n'étaient pas des salariés mais des producteurs de biens, comme les agriculteurs. Même les participants aux pêches au Labrador et sur les Grands Bancs et à la campagne annuelle de chasse au phoque étaient considérés comme des entrepreneurs indépendants, qui défrayaient leurs propres engins et fournitures, et recevaient des parts des bénéfices plutôt que des salaires.

Œuvrant en petites unités concurrentielles, dispersés dans des villages isolés et à la merci des marchands, les travailleurs de la pêche au 19e siècle n'étaient pas en mesure d'opposer une résistance organisée à la précarité de leurs conditions de vie. Ceci dit, de temps à autres, ils se sont spontanément rebellés contre des marchands locaux ou quelque autre figure d'autorité lorsqu'ils ont senti que leurs droits avaient été violés, notamment dans la région de Harbour Grace et de Carbonear, comme en attestent plusieurs annales du début du 19e siècle.

La chasse au phoque était particulière en ce qu'elle réunissait de larges groupes de travailleurs qui partageaient des mêmes conditions de travail pour des salaires similaires et qui, dans bien des cas, se retrouvaient tous les ans pour des périodes prolongées. Il n'est donc pas étonnant que les premières grèves massives furent organisées par des chasseurs de phoques. Dans les années 1830 et 1840, des milliers de chasseurs ont mené des grèves, des marches et diverses autres manifestations à St. John's, dans la baie de la Conception et ailleurs pour protester contre les conditions dangereuses de leur travail et contre les salaires de misère qu'ils en tiraient.

Les syndicats au début du 19e siècle

Il n'est donc pas plus étonnant que les premières organisations ouvrières à Terre-Neuve et au Labrador soient nées chez les gens de métiers de la mer comme les charpentiers de marine, suivis par d'autres comme les tonneliers et les maçons, surtout à St. John's. À l'image des organisations ouvrières britanniques, elles étaient appelées « associations de protection » et intégraient certains des rôles des sociétés de secours mutuel, comme les prestations de maladie et l'assurance de frais d'obsèques. D'autres travailleurs urbains allaient aussi former des organisations telles que le syndicat des commis-vendeurs au détail, fondé en 1868, qui aura été la première organisation ouvrière de Terre-Neuve et du Labrador à compter des femmes parmi ses membres.

Tard au 19e siècle, le gouvernement a commencé à promouvoir une diversification économique axée principalement sur les ressources naturelles. Un chemin de fer a été construit à travers l'île, et des mines et des papeteries y ont créé des enclaves d'industrialisation. Dominées par de grandes sociétés internationales, certaines de ces nouvelles industries ont suscité la création de sections locales de syndicats internationaux. Divers syndicats basés à Terre-Neuve et au Labrador, notamment le Longshoremen's Protective Union (LSPU), la Newfoundland Industrial Workers' Association et le Wabana Workmen and Labourers' Union, ont mené de longues luttes pour être reconnus et pour améliorer les salaires et les conditions de travail de leurs membres.

Immeuble du LSPU, octobre 1988
Immeuble du LSPU, octobre 1988
Au début du 20e siècle, la plus grande organisation ouvrière à Terre-Neuve et au Labrador était le LSPU, un syndicat de débardeurs.

Reproduit avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Influence de Smallwood sur les syndicats à Terre-Neuve et au Labrador

En 1908, William (plus tard Sir William) Coaker fondait le Fishermen's Protective Union (FPU), le premier mouvement de défense des droits des travailleurs de la pêche à Terre-Neuve et au Labrador. Agissant en partie comme une coopérative, le FPU a tenté de desserrer l'emprise des marchands sur la pêche de la morue. Lorsqu'il est enfin parvenu à se faire élire à l'Assemblée législative en compagnie de plusieurs autres membres du syndicat, Coaker avait perdu son zèle de réformiste; durant les années 1920, son organisation était devenue un groupe de sociétés, recourant dans ses affaires à des pratiques similaires à celles des marchands traditionnels.

Pavillon du FPU
Pavillon du FPU
Le FPU a été le premier mouvement de défense des droits des travailleurs de la pêche à Terre-Neuve et au Labrador.

Tiré de Who's Who in and from Newfoundland 1930, 2e édition, de Richard Hibbs, St. John's (Terre-Neuve), 1930, p. 307.

Dans sa jeunesse, Joseph Smallwood avait beaucoup admiré Coaker; il a beaucoup appris sur les syndicats durant les années 1920, en travaillant aux États-Unis à titre de journaliste pour des journaux socialistes et d'organisateur pour des partis politiques de gauche. De retour chez lui, il a agi comme organisateur pour l'International Brotherhood of Pulp, Sulphite and Paper Mill Workers, a fondé une fédération de travailleurs et a littéralement parcouru à pied les voies ferrées de l'île pour inciter les cheminots à se syndiquer.

Pendant la Crise des années 1930, les effectifs des syndicats ont décliné, sauf dans quelques secteurs très actifs comme celui des bûcherons. En 1937, un groupe d'activistes fondait un Trade and Labour Council (qui allait devenir la Newfoundland Federation of Labour) et entamait une campagne de syndicalisation qui s'est poursuivie pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce conflit, associé à la construction de bases américaines dans l'île, a favorisé une hausse des salaires et des prix, de même qu'une croissance parallèle du militantisme syndical. Ainsi, en 1941, l'île a connu dix grèves majeures qui ont touché plus de 4 000 travailleurs.

À la fin des hostilités, toutes proportions gardées, il y avait plus de travailleurs syndiqués à Terre-Neuve et au Labrador qu'au Canada. En 1946, lors de l'élection d'une Convention nationale sur l'avenir constitutionnel de Terre-Neuve et du Labrador, nombre de dirigeants syndicaux se sont portés candidats; sur les 45 élus, six étaient affiliés à un syndicat. En 1949, Terre-Neuve est devenue la dixième province du Canada et Joseph Smallwood en a été désigné premier ministre. Son administration n'a pas tardé à faire adopter une série de lois qui donnaient à la nouvelle province une des législations du travail les plus progressistes au pays.

À cette époque, le Congrès du travail du Canada avait pour politique d'encourager la fusion de petits syndicats locaux à de grands syndicats internationaux ayant leurs sièges sociaux aux États-Unis. L'industrie forestière de la province, qui alimentait les deux énormes papeteries de l'île, employait quelque 12 000 bûcherons qui trimaient dans des conditions scandaleuses pour des salaires de misère. Ils étaient représentés, plutôt faiblement, par trois syndicats distincts. Avec l'appui du Congrès du travail du Canada, l'International Woodworkers of America (Syndicat international des travailleurs unis du bois d'Amérique, ou IWA) a lancé une féroce campagne de recrutement syndical. C'était une approche totalement différente et après qu'un agent de police eût été tué au cours d'un affrontement, le gouvernement Smallwood a révoqué l'accréditation syndicale de l'IWA et a assujetti les activités syndicales à une batterie de restrictions sévères. Les relations entre le gouvernement et les syndicats ne sont revenues à la normale qu'en 1972, après la défaite de Smallwood.

Les syndicats à la fin du 20e siècle

Même s'il se produisait encore de grandes quantités de morue salée en 1970, une large part de l'industrie de la pêche avait évolué vers des opérations de congélation, dans des usines dont les employés étaient rémunérés à l'heure. Si les 5 000 travailleurs d'usine avaient le droit d'être organisés en syndicats, les quelque 18 000 pêcheurs côtiers étaient toujours considérés comme des producteurs indépendants plutôt que comme des employés et n'étaient donc pas couverts par une convention collective aux termes de la loi. Environ un millier de membres d'équipage des chalutiers ou des dragueurs qui pêchaient sur les Grands Bancs étaient aussi exclus, étant considérés comme des partenaires avec les compagnies propriétaires des navires.

Durant les années 1970, une organisation créée par un avocat de St. John's et un prêtre de Corner Brook au sein des pêcheurs côtiers de la côte ouest de l'île est parvenue à unifier les trois groupes de travailleurs de la pêche en un même syndicat, le Newfoundland Fishermen, Food and Allied Workers Union (NFFAW), affilié à un autre grand syndicat « international » basé aux États-Unis. Après une série de grèves dures et acharnées, le NFFAW a obtenu une convention collective et de meilleurs prix pour les pêcheurs, ainsi que d'importantes hausses salariales pour les travailleurs d'usines. Dans les années 1980, le NFFAW a mis un terme à son affiliation internationale pour se joindre aux Travailleurs canadiens de l'automobile (TCA).

Grève du NFFAW, 1980
Grève du NFFAW, 1980
Au cœur de l'été 1980, la pêche côtière a été paralysée à Terre-Neuve et au Labrador.

Reproduit avec la permission de Reg Anstey, secrétaire-trésorier du FFAW-CAW, ©1980

Dès la fin du 19e siècle, des Terre-Neuviens sont allés travailler à l'étranger et nombre d'entre eux ont contribué aux organisations ouvrières dans leur lieu d'adoption. Ainsi, l'Association internationale des travailleurs de ponts, de fer structural et ornemental (International Association of Bridge, Structural and Ornamental Ironworkers) a souvent eu des Terre-Neuviens parmi ses permanents. Au nombre des Terre-Neuviens réputés ayant ainsi travaillé à l'étranger, on peut évoquer la mémoire du sénateur Eugene Forsey, qui a œuvré au sein du Congrès du travail du Canada durant les années 1930 et 1940, ainsi que d'Ed Finn, qui a aussi milité au sein du Congrès du travail du Canada, a rédigé une chronique pour le Toronto Star et a œuvré pour le Brotherhood of Railway, Transport and General Workers, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) et le Centre canadien de politiques alternatives.

Durant les années 1990, malgré un chômage élevé et la faiblesse du revenu par habitant, c'était encore à Terre-Neuve et au Labrador qu'on trouvait la proportion la plus élevée de travailleurs syndiqués au Canada. Certaines des organisations les plus importantes et les plus puissantes regroupaient des employés de la fonction publique, notamment le SCFP et la Newfoundland Association of Public Employees (NAPE); ce dernier syndicat représentait aussi divers travailleurs de la province qui n'occupaient pas d'emplois au gouvernement. Les syndicats des travailleurs de la santé et de l'enseignement étaient également puissants et influents.

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