Tapis en bas de soie:

Les tapis au crochet (communément appelés "tapis hookés") de la mission Grenfell à Terre-Neuve et au Labrador

Les mois tranquilles de février et de mars, période de répit de la saison de la pêche, étaient appelés saison de fabrication des tapis sur la côte tourmentée de Terre-Neuve et du Labrador. L'artisanat des tapis au crochet, vieux de plusieurs générations avant l'établissement de la mission Grenfell, remonte aux premiers colons anglais et écossais. Toutes les femmes le pratiquaient, la plupart depuis leur plus tendre enfance.

Carte de Terre-Neuve (colorant au chrome)
Carte de Terre-Neuve (colorant au chrome)
Tissu de bas de soie ou de rayonne, teint. Artisane inconnue, vers 1938.
Avec la permission de Paula Laverty.

Création de l'entreprise artisanale "The Industrial"

Arrivé d'Angleterre en 1892, le Dr Wilfred T. Grenfell a découvert à Terre-Neuve et au Labrador une population laborieuse affrontant avec courage des conditions pénibles et luttant contre les maladies chroniques, la faim, la pauvreté et l'exploitation. Grenfell a fondé sa mission médicale en vue de soulager leur détresse. Convaincu que de simples dons d'argent, de nourriture et de vêtements ne feraient rien pour les aider à long terme, il a créé The Industrial, une entreprise qui produirait des articles d'artisanat originaux, notamment des tapis au crochet. L'industrie du tapis a atteint son apogée à la fin des années 1920 et au début des années 1930, pour amorcer son déclin avec la Crise économique et connaître un effondrement dramatique après la Deuxième Guerre mondiale.

En 1905, Grenfell avait rencontré Jessie Luther, une Américaine qui dirigeait un sanatorium où l'artisanat était intégré aux traitements. Fasciné par sa méthode, Grenfell l'a encouragée à venir dans le nord. En 1906, Jessie Luther s'est rendue dans le petit hameau de St. Anthony, à l'extrémité nord-est de l'île de Terre-Neuve, pour y instaurer un projet de tissage grâce auquel les femmes locales pourraient suppléer aux revenus faibles et peu fiables de la pêche.

Chemin de Fishing Point, St. Anthony (Terre-Neuve)
Chemin de Fishing Point, St. Anthony (Terre-Neuve)
Tissu de bas de soie ou de rayonne, teint. Artisane inconnue, vers 1928.
Avec la permission de Paula Laverty.

Comment fabriquer des tapis au crochet

Au départ, la fabrication de tapis au crochet n'était pas vue comme un artisanat. À la différence du tissage, elle ne nécessitait que de simples cadres. Chaque domicile avait déjà son cadre à tapis fait de quatre bouts de bois assemblés. Le crochet n'était qu'un clou émoussé et plié, enfoncé dans un manche fait d'un bout de bois taillé au canif. C'est dans le journal de Jessie Luther, à la date du 29 janvier 1908, qu'on peut lire la première mention d'un artisanat de fabrication de tapis. « Le club de fabrication de tapis s'est réuni pour la première fois cet après-midi. Plusieurs femmes sont venues pour se faire une idée avant de s'engager, comme de raison. » [Traduction libre]

Feuilles d'automne
Feuilles d'automne
Tissu de bas de soie ou de rayonne, teint; 21 x 27 po. Artisane inconnue, vers 1930.
Avec la permission de Paula Laverty.

La plupart n'éprouvaient sans doute pas le besoin d'être formées à cet artisanat qu'elles maîtrisaient. Elles créaient déjà des tapis attrayants de leur propre conception, à formes géométriques assemblées comme une courtepointe ou à motifs floraux, qu'elles offraient au Dr Grenfell ou à Mme Luther en retour de services médicaux. Luther allait concevoir elle-même certains tapis en s'inspirant de motifs locaux : chevreuils, phoques, morses, cométiques, méduses, canards, ours et lièvres disposés en bordure autour d'un centre uniforme.

Les premières artisanes achetaient ou recevaient de bienfaiteurs des textiles neufs de laine ou de flanelle, qu'elles teignaient dans une cuve émaillée sur une petite cuisinière à l'huile Florence. Elles se servaient de teintures végétales extraites de racines de garance (rouge) ou de l'indigo, ainsi que de rameaux d'épinette avec un mordant d'alun (fauve); elles ont aussi fait l'essai d'un mélange de sulfate ferreux et de chaux (rouille), ainsi que de poudre d'écorce Paten (brun rosâtre), utilisée localement pour prévenir la moisissure des voiles de bateaux de pêche. Ceci dit, faute de temps, d'espace et d'équipement adéquat, le recours aux teintures naturelles n'a pas duré. On peut lire dans un journal de 1906 que « la boîte de teintures tant attendue (…) est enfin arrivée. » Pour fabriquer les tapis, les artisanes obtenaient une trousse contenant des pièces de jute sur lesquelles un motif était tracé, et de 12 à 18 mètres de tissu à crocheter lacéré en bandelettes d'environ 0,5 cm par 25 cm. Pour indiquer l'arrangement de couleurs désiré, la trousse comprenait un modèle, ordinairement un petit dessin ou des bouts de tissu épinglés à la surface voulue sur le jute. Le format normal du tapis était de 64 par 104 cm.

Les trousses étaient distribuées par un employé de l'entreprise The Industrial qui parcourait la côte par bateau ou en attelage de chiens. Luther allait elle-même couvrir ainsi des milliers de kilomètres sur la côte accidentée du Labrador, distribuant des ballots de tissus et recueillant les tapis complétés.

Le mariage de Grenfell avec Anne McClanahan, une Américaine de la haute société rencontrée sur un transatlantique en route vers l'Europe, et les mésententes associées à son rôle croissant dans The Industrial, allaient amener Jessie Luther à démissionner en 1914.

Impact de la mission sur l'industrie du tapis au crochet

À l'art du tapis au crochet, la mission a apporté une standardisation, l'harmonie des couleurs et un stimulant. Seize modèles de tapis de la mission, plusieurs conçus par Grenfell, étaient en production en 1916. Des motifs résolument nordiques (attelages de chiens, harfangs des neiges et ours blancs) ornaient désormais le centre des tapis.

Ours polaires sur glaces flottantes
Ours polaires sur glaces flottantes
Tissu de bas de soie ou de rayonne, teint; 28 x 39 po. Artisane inconnue, vers 1928.
Avec la permission de Paula Laverty.

Campagne de collecte de bas de soie

En 1928, la directrice de l'entreprise The Industrial, M. A. Pressley-Smith, lançait l'appel suivant dans la publication trimestrielle de la mission, Among the Deep Sea Fishers : « Conservez vos vieux bas de soie! Quand vos bas ont des échelles, faites-les monter au Labrador! Nous avons besoin de quantités illimitées de bas et de sous-vêtements de soie! Envoyez-nous vos bas et vos sous-vêtements de soie, même s'ils sont vieux et élimés! Nous avons besoin de soie et de soie artificielle pour en faire des tapis au crochet de toute beauté! » [Traduction libre] Les bas de soie, teints en jolies couleurs pastel, ont contribué à propulser l'industrie de fabrication de tapis vers de nouveaux sommets entre 1926 et le début des années 1930. À l'hiver 1929, 3000 tapis ont été fabriqués, faisant passer les revenus à 63 000 $ par rapport à 27 000 $ en 1926. De nouveaux motifs apparaissaient, et les tapis ordinaires à dessins géométriques et floraux, souvent créés par l'artisane, étaient populaires et offraient un contraste intéressant avec les tapis illustrés.

Progression des affaires

À la fin des années 1920, les affaires de l'entreprise The Industrial prospéraient avec l'efficacité d'une chaîne de montage. Ses agents se déplaçaient en attelages de chiens ou à pied, souvent pour des périples de plusieurs jours. Sur une fiche, ils notaient si la famille était en difficulté, le type et la qualité de ses travaux et la quantité de travail qu'elle avait reçu. Les tapis finis étaient ensuite pesés (pour vérifier que tous les matériaux fournis avaient été utilisés), évalués et payés.

Attelage de chiens et ombrages
Attelage de chiens et ombrages
Coton et rayonne ou tissu de bas de soie, teint; 34 x 44,5 po. Artisane inconnue, vers 1942.
Avec la permission de Paula Laverty.

Au cours des années 1930, les bénévoles enthousiastes de la mission faisaient la tournée des lieux de villégiature de la Nouvelle-Angleterre et de l'État de New York, pour y organiser des ventes. Des boutiques furent ouvertes à New York et à Philadelphie. En 1931, l'ouverture de la Dog Team Tavern à Ferrisburg, au Vermont, allait contribuer à la distribution des produits.

L'industrie éprouve des difficultés

Un déclin des ventes attribuable à l'insuffisance de fonds de la mission, à un surplus de tapis et au manque de nouveaux marchés a paralysé les efforts de l'entreprise The Industrial, à une époque où les gens avaient le plus besoin de travail. La saison de pêche avait été désastreuse et près de 20 000 personnes dépendaient de l'aide du gouvernement (six cents par jour). M. A. Pressley-Smith, l'Écossaise qui s'était jointe à la mission au milieu des années 1920, écrivait en 1932 :

Ça vous fend le cœur de voir tout le monde sur la Côte réclamer à cor et à cri deux ou trois tapis. Nous assemblons les derniers ballots à distribuer jeudi prochain. Puis, nous fermons. [Traduction libre]

Les approvisionnements de tissus étaient épuisés et la publication de la mission suppliait ses lecteurs d'offrir des vêtements, des bas de soie et des coupons de flanelle bon marché. « Nous ne pouvons pas les abandonner en ce moment », concluait Pressley-Smith. Si l'artisanat de fabrication de tapis au crochet n'a pas disparu, la Crise économique avait atteint le Nord et l'entreprise The Industrial ne s'en est jamais remise entièrement. Après la mort de Grenfell en 1940, l'inspiration qui avait soutenu les activités de l'entreprise s'est évanouie. La Deuxième Guerre mondiale a fermé les marchés, créé des problèmes de distribution et d'approvisionnement, et causé une hausse des coûts. Après les hostilités, seuls les bas de nylon subsistaient et le programme allait changer.

Deux macareux
Deux macareux
Soie ou rayonne de bas, teinte; 18 x 11,5 po. Fabriqué par Gladys Mitchell, Harrington Harbour, Québec, vers 1935.
Avec la permission de Paula Laverty.

Avantages de la fabrication de tapis au crochet

Les femmes du Labrador et du nord de Terre-Neuve ont tiré de nombreux avantages de la fabrication de tapis au crochet. Au début de la mission, leur vente ne leur permettait de subvenir qu'à leurs besoins de base, comme les vêtements et les médicaments. Mais avec la croissance de l'artisanat et de leurs revenus, le pouvoir d'achat accru tiré de « l'argent des tapis » leur a conféré une fierté nouvelle. Elles pouvaient gagner leur vie sans aide, et n'étaient plus contraintes de se marier jeunes. Les hommes leur témoignaient un nouveau respect et parlaient avec fierté de leurs propres contributions à cette pratique, offrant parfois des avis techniques sur la conception des tapis. Ils conduisaient de bon gré leurs conjointes à St. Anthony, par attelage de chiens ou à la rame, pour le Jour des tapis (Mat Day).

Lady Grenfell (le Dr Grenfell avait été nommé chevalier en 1929) s'est montrée particulièrement active dans sa recherche de bourses qui ont permis à des élèves prometteuses de se rendre au Berea College, au Pratt Institute et à d'autres écoles d'art américaines. De retour au pays, celles-ci ont pu enseigner et enrichir d'autres vies.

À la faveur d'entrevues menées en 1992 et 1993, des femmes âgées ont évoqué l'époque où elles produisaient des tapis au crochet. « Il n'y a rien au monde que j'aimais plus que de fabriquer un tapis au crochet. J'aimais les oies, et le ciel avait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. » [Traduction libre] Ces commentaires étaient souvent repris par les femmes dont les mères avaient fabriqué des tapis pour The Industrial et qui en avaient aussi fabriqués elles-mêmes à la fin des années 1930 et durant les années 1940.

Changement d'attitudes

Avec le progrès, les attitudes allaient changer. Sous le prétexte que seules les femmes pauvres maniaient le crochet, les mères ont découragé leurs filles de prendre la relève, tant et si bien que seule une poignée de femmes pratiquent encore cet artisanat. De nos jours, l'industrie est concentrée à St. Anthony sous l'étiquette Grenfell Handicrafts, une compagnie indépendante. Les tapis contemporains reprennent les motifs Grenfell, sujets à des droits d'auteur; ils sont fabriqués en laine avec la même minutie, mais les couleurs n'ont plus la subtilité tant prisée des tapis originaux.

Une forme d'art distinctive

Considérés de nos jours comme des œuvres d'art, les tapis originaux au tissage impeccable sont fort recherchés. Leur originalité tient au recours presque constant du tissage horizontal qui tire parti de chaque trou dans le jute, ce qui représente jusqu'à 200 mailles par pouce carré. En tant qu'art traditionnel, les tapis ont surmonté l'épreuve du temps. Ceux qui admirent les œuvres de ces femmes anonymes reconnaissent la fierté de leur artisanat et leur esprit d'individualité et d'engagement.

English version